Blegny-Trembleur en août 1914
[Extrait du recueil : Le Martyre de la Province de Liège par J. Bertrand - 1921]
Nous ne pouvons mieux faire pour narrer les horreurs qui se déroulèrent en 1914 dans ce village que de reproduire les notes écrites, quelques jours avant sa mort, par le curé de Blegny, M. Labeye, fusillé ensuite. En quelques mots, il décrit le dur calvaire qu’il a gravi du 7 au 16 août, pour finir par tomber sous les balles allemandes.
C’est une sorte de journal, pris au jour le jour, qui retrace, mieux que n’importe quelle description, les affres endurées par les habitants de Blegny.
Voici ces notes :
Lundi 3 août, à 5 heures : tocsin, signal prématuré.
Mardi 4 août : tranchées, arrestations, blessés et tués à Mortier et Julémont ; à 4 heures : canonnade ; à 5 heures, on signale des cavaliers allemands à Trembleur. Un peloton de Belges les attaque. Une batterie dans la campagne de Trembleur tire toutes les 5 minutes deux ou trois coups auxquels répond le fort de Barchon.
A 6 1/2 heures, on me demande à l’hospice, où je confesse jusqu’à 8 1/2 heures. La canonnade cesse à 11 heures du soir, pour reprendre à 3 heures du matin.
Mercredi 5 août, à 5 heures : un bataillon allemand occupe le village. Les troupes belges lui envoient des balles et se retirent vers Barchon.
Mercredi après-midi, les Allemands perquisitionnent dans les maisons et envoient les gens à l’église, leur promettant sécurité, puis ils vont les prendre dans les maisons et les y conduisent au nombre d’environ 250. Je vais à l’église.
Il y avait là du brouhaha. Une quinzaine de soldats gardaient les gens. J’engage l’assistance à se calmer, et à prier. Je monte en chaire et on prie. Puis je me rends au confessionnal. Presque tous s’y présentent.
Plus tard, on m’interdit de confesser ou de prier et l’on procède à des investigations dans l’église. Bientôt, nous voyons la lueur des incendies allumés à l’entour.
Conduit dehors pour comparaître devant le major, je trouve la place en feu : la halle, les maisons Delnooz, Dortu, Lechanteur, Greffe, Clermont, Heuchenne, Rikir, Carabin, Smets, Plieers, Duckers, Julin, Dumoulin, Verviers, Westphall, Devortille, Battice, Hacquin, Custers, Bartholomé, Gueusay, Comblain, Hacquin, Renard, Grandjean, Bouvier, Dauy, Fransen, Rademacker, Bouwers, Battice, Darchambeau. Étaient tués : Joseph Smets, Lambert Delnooz, J. Herman et A. Hendricx.
On passe la même nuit dans l’église. Ernest Clermont est pris d‘une attaque de nerfs, ainsi que Léopold Hortu.
Jeudi 6 août, vers 5 heures, on vient faire une proclamation : les femmes et les enfants peuvent sortir, les hommes resteront, on les conduira en Allemagne. Aurais-je pu ne pas être compris dans la condamnation ? En tous cas, je n’en fis pas la demande ; je jugeai trop utile d’accompagner 170 malheureux.
On part. Arrivé au delà de Gotcé, on nous fait entrer dans une prairie ; première alerte : nous croyons que l’on va nous fusiller. Je commence la prière. Après une heure, on se remet en marche. On entre encore dans une prairie près de Battice. On nous parque au milieu, entourés de sentinelles. Nous devons nous coucher ; on y logea. Pour nourriture, quelques bonbons, quelques croûtes ; le soir, quelques gorgées de bouillon données par des militaires compatissants.
Je fus fort en butte aux mauvais procédés des soldats et des chefs subalternes ; ils m’accusaient d’avoir placé le téléphone à la tour (installé par l’armée belge) et d’y avoir mis des soldats avec mission de tirer sur les allemands. Puis des impiétés sont proférées contre la religion, contre Jésus-Christ et la prière. Ils voulaient me faire avouer que je savais parler allemand. Comme je ne comprenais pas, ils me montraient le poing, me poussaient du pied, me menaçaient de leur fusil, de leur baïonnette, d’une hache, d’un poignard... Une fois, un officier me cracha au visage, jeta mon bonnet à terre, crachant dessus. Un autre me donna une bourrade dans la poitrine et un violent coup de pied à la jambe. Un soldat me piqua trois fois de sa baïonnette et me fit une légère blessure. D’autres, pour donner quelques pommes à mes compagnons ; me les jetaient à la tête. Rien de bien grave. Cependant, ils montraient une telle fureur que, s’ils m’avaient trouvé seul, je crois qu’ils m’auraient tué.
Entre-temps, on vient fusiller près de nous cinq de nos compagnons: Gérard Custers, Jean Dortu, Codard, Jacques Flamant et Renard. A deux reprises encore, on nous laisse croire que nous allons être également fusillés. A un autre moment, on nous met sous le feu d’une fusillade combinée de manière à nous effrayer. Puis on vient encore placer devant nous une seconde série de quatre condamnés à mort, entre autres Noël Nihan. Les malheureux étaient là depuis la veille à 4 heures, les mains liées, et j’ai su qu’ils s’y trouvaient encore le lendemain de notre départ. Que sont-ils devenus ?
Vendredi 7 août, il était 11 1/2 heures du matin ; il pleuvait à verse. Comment passerions-nous la nuit suivante ? Or, un capitaine vint nous annoncer que nous étions libres et que nous devions rentrer au plus vite à Blegny.
Lundi 10 août, il y a à cette date 38 maisons brûlées et 23 endommagées.
Jeudi 13, quelques pillages de maisons ; deux jeunes gens emmenés. Le bourgmestre obtient, au moulin d’Argenteau, une provision de farine.
Vendredi 14, pillage de quelques maisons. Nuit de vendredi à samedi : on brûle le village de Barchon; le curé est emmené prisonnier.
Ici se terminent les notes du curé de BIegny. Voici la suite des évènements :
Monsieur le curé et les paroissiens de Blegny sont revenus de Battice le vendredi 7 août, vers 12 1/2 heures. Ce fut un délire de joie au retour, pour les pauvres gens réfugiés à l’hospice et à l'institut. Toute la semaine suivante se passa dans le calme.
Samedi 15, jour de l'assomption, vers 6 heures du soir, des soldats apportent chez M. le curé un billet sur lequel il était écrit que, si l’on tirait encore sur le village (!), il serait fusillé. M. le curé, M. le bourgmestre et M. Delnooz, beau-père du docteur, doivent se constituer prisonniers et être gardés à vue dans la chambre de M. le curé. On demande à souper pour les officiers (une demi-douzaine environ) ; à 9 heures du soir. Ils doivent loger au presbytère, tous dans une chambre. "Voilà mes chambres !" leur a dit le prêtre.
Dans le patronage, attenant à la cure, se trouve toute une troupe de soldats. M. Delnooz et M. Ruwet, bourgmestre, arrivèrent à 8h.15 et montent à la chambre du prêtre. Les officiers soupent. ils, disent de préparer un bon souper pour le curé ! Des sentinelles se tenaient devant la porte de leur chambre.
Dimanche 16, vers 1h.15 de la nuit, on a tiré des coups de feu près de la maison. Les officiers sont sortis. Il y a encore trois soldats blessés, disent-ils à la servante : "les habitants ont tiré !". Un officier vient dire à un moment donné : "Ils ont encore tiré les c..." La servante répond : "Il n’y a plus d’armes à Blegny !". Les officiers occupaient le salon et le cabinet où l’on avait apporté des matelas.
Le matin, ces officiers se consultèrent et chuchotèrent entre eux. Vers 5 heures, ils ont envoyé chercher une soeur de l'institut, sachant l’allemand, pour dire à M. le curé qu’il allait être emmené, qu'il devait partir parce qu’on avait encore tiré. La religieuse a demandé grâce. L’officier a répondu : "C’est un ordre supérieur, qui doit être exécuté..".. Alors la soeur a demandé pour M. le curé, la permission de pouvoir dire sa messe, ce qui a été accordé.
Le prêtre, après s’être rasé, est allé dire sa messe à la chapelle de l'institut, accompagné de deux soldats. M. le vicaire a servi cette messe. Il a été étonné de la sérénité et du calme de M. le curé. L’Orate Fratres et les prières après la messe furent dites par lui d’une façon particulièrement émouvante. Après l’action de grâces, il vient au choeur, près de M. le vicaire, et demande l’absolution sans dire pourquoi ; il ne paraissait nullement ému.
Il sortit pour rentrer au presbytère ; il était environ 6 heures et quart. En sortant de la chapelle, M. le curé a donné sa bénédiction aux religieuses et a dit : "Que voulez-vous faire? Je prierai pour vous..."
Revenu au presbytère, il a pris une tasse de café et n’a pas mangé. il a dit à la domestique : "C’est fini ; vous pouvez vous recommander aussi à la Providence. L’église va être brûlée et probablement le presbytère". Louise lui a fait une tartine et enveloppé, avec celle-ci, trois lignes de chocolat. Elle a voulu lui donner de l’argent, mais il a dit : "Je n’en ai pas besoin : Tout au moins, si je pouvais changer de soutane ?". On l’y a autorisé. M. le bourgmestre et M. Delnooz sont aussi retournés chez eux pour s’habiller, toujours accompagnés de soldats : eux étaient convaincus qu'ils allaient être conduits à Liège. Le bourgmestre avait rédigé une lettre de défense. Il est revenu seul, M. Delnooz ayant été gracié parce que, dit-on, beau-père du médecin qui avait soigné des blessés allemands. M. le curé a demandé à prendre un livre dans son cabinet ; il a pris son bréviaire et un autre petit livre. Il pleurait et tremblait en prenant sa tasse de café, lorsqu’il fit ses dernières recommandations.
Le bourgmestre et le curé, accompagnés de soldats, sont partis dans la direction de l’église, où ils ont rejoint les deux frères Hacquin, que l’on avait arrêtés, semble-t-il, au hasard. Arrivés près de l’église, on leur a dit : "La voiture pour Liège va passer... mais vous n’avez pas besoin de voir par où vous allez". Et on leur a bandé les yeux en les adossant à l’église.
Fusillade à 8 1/2 heures... D’abord, les deux Hacquin ont été exécutés, puis M. le curé, ensuite M. Ruwet. M. le curé est tombé face contre terre, sur les deux Hacquin, et le bourgmestre sur M. le curé. Celui-ci est mort instantanément : une balle l’avait frappé au front, enlevant un morceau de crâne gros comme la main. On mit le feu à l’église aussitôt après cette scène tragique.
Blegny étant sous la terreur, personne n’osa se montrer.
Lundi 17 août après-midi, un confrère de M. le curé Labeye, M. le curé de Saint-Remy, est venu procéder à l’inhumation avec M. le vicaire. Tous deux, revêtus de la chape, précèdent les corps qu’on porte à bras, car il n’y a plus même de civière. Ils passent en face de l’église dont les ruines sont toujours fumantes. Triste cortège ! Les religieuses suivent. Les corps sont déposés au cimetière.
Ce récit a été publié en 1921 dans un recueil retraçant les exactions de l'armée allemande en 1914, sous le nom :
Le Martyre de la Province de Liège par J. Bertrand
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éditeur : L. Opdebeek, Anvers - 1921.
Le texte a été conservé dans sa forme originale.
Autre extrait : Le martyre du village de Barchon en 1914